Chasse aux lucioles

Myo

C’est parti pour la chasse ! J’ai une compétition avec mon vassal à gagner ! J’ai rarement été aussi motivé pour réaliser une tâche aussi... triviale. Mais bon, on se motive comme on peut. Sans ça, je serai resté à l’écart de cette partie de la fête, un peu comme lors de cette capture de drapeau. Pour l’instant, je ne regrette pas mon choix. Il faut dire... on est si loin de la capitale impériale que je me fiche bien de tenir mon rang pour l’instant. Enfin, pas vraiment, mais disons que je me permets de me relâcher un peu. J’ai passé une bonne journée avec mon vassal, et j’espère qu’elle ne se terminera pas par une mauvaise note. Hm, j’en doute. Tant que je ne rencontre personne qui prétend appartenir à ma famille, ça devrait aller. Une chance également que nul autre noble ou diplomate de l’Empire n’a cru bon de s’incruster à la fête. Pour sûr, je n’aurai pas pu lancer cette compétition et me mettre à attraper des lucioles avec mon filet.
Hé, hé... le prince impérial qui attrape des insectes avec un filet. A quel point cette idée semble stupide ? Enormément. Lorsque Mère l’apprendra -parce qu’elle le saura tôt ou tard-, je risque de passer un mauvais quart d’heure. Mais pour l’instant, peu m’importe. Pour l’instant ce qui m’importe et que mettre un maximum de ces lucioles dans mon bocal. Elles volent en groupe plus ou moins lâche... et sous le ciel nocturne, on dirait même des étoiles qui dansent. Ah ! On dirait un truc que Myo pourrait lâcher !

Je m’applique à ne pas perdre ce pari, et mon bocal se remplit petit à petit. Bien. C’est bien. Un autre coup de filet devrait me permettre de prendre une bon—

Qu-- ?! Outch !

Qu’est-ce qui s’est passé ? Quelqu’un m’est tombé dessus ? Je secoue la tête et me frotte les yeux pour retirer le sable avant de les rouvrir. Rectification. Mon vassal m’est tombé dessus. Ou plutôt, il est tombé et m’a entrainé dans sa chute. Comment il a réussi à tomber sur un sol plat ? Je sais qu’il est frêle mais tout de même... ! Avant même que j’ai eu le temps de m’énerver sur lui, le voilà debout à se confondre en excuse. Un...chateau de sable ? Enfin, ce qu’il en reste. Une luciole dans mes cheveux ? Il est tombé parce qu’il ne faisait pas attention à lui à cause d’une luciole dans mes cheveux ?! Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? C’est... n’importe quoi. Tellement, tellement n’importe quoi... Je devrai le réprimander. Oh oui, je devrai. Je crois bien que c’est la première fois que quelqu’un espère se rattraper en s’accrochant à moi !

D’habitude, on me traite plutôt comme du cristal, enfin, en dehors du champ de bataille.

C’est trop, je ne devrai pas, mais je commence à rire. C’est tellement surréaliste comme situation que je n’arrive pas à m’empêcher d’en rire. Ah ! Si Mère me voyait ! A rire stupidement d’une bourde monumentale de mon propre vassal ! J’attrape sa main tendue, pouffant toujours et le tire pour qu’il retourner faire un petit tour dans le sable.

« Ça t’apprendra à me faire tomber, tiens ! Je devrai t’enterrer pour avoir essayé de me tuer ! »

Pas sûr que ce soit très crédible comme menace, surtout si je me remets à rire après ça. Idiot de vassal... Quel idiot de vassal ! Des années que je ne m’étais pas lâché comme ça.  

Goyangi

Chasse aux lucioles

Myo

J’en peux plus, je crois que je n’ai jamais vécu une journée aussi... aussi...
Aussi ordinaire !

C’est le mot ! C’est exactement le mot. Je passe une journée normale. Une journée d’été à la plage du commun des mortels. Je pense que c’est ainsi que vive ceux qui n’ont pas été doté d’une haute lignée. Ou du moins, pas d’une lignée aussi haute que la mienne. Ces gens ‘normaux’ peuvent sans crainte s’amuser, rire, ne pas se préoccuper de leur image. Sans arrêt. Tout mon inverse, en somme. Depuis ma plus tendre enfance, ma vie n’a été qu’une immense représentation. Un immense théâtre où j’ai un rôle bien défini à jouer. J’ai des répliques, apprises par cœur, je sais ce qu’on attend de moi, je sais ce que je dois faire pour que la pièce jamais ne cesse. Ai-je le temps de m’arrêter pour profiter d’un moment oisif... ? Non, absolument pas. J’ai trop de responsabilités, trop d’attentes sur les épaules.

Et pourtant... pourtant, je ne peux pas m’empêcher de rire.

Moi, Baal, prince héritier de l’Empire de Nael, passe une journée normale. Une journée où je n’ai pas à me préoccuper de ce que l’on pense de moi, à mon comportement, à me montrer digne, à réfléchir à mon futur rôle, au bien-être de mon pays, à tout ça. Je ne pense à rien, si ce n’est à rire des bêtises de mon vassal. Comme si je n’étais personne. Vraiment personne.

Mais je ne suis pas ‘personne’. Je n’aime même pas être ‘personne’.

Cette journée n’est et ne sera jamais ma vie.

A cette pensée, mon rire si franc s’étouffe et meurt, sous les mots de nouveau paniqués de mon vassal. Peut-être est-ce également lui qui me ramène à la réalité, à force de toujours faire attention à la moindre de mes paroles. La moindre plaisanterie est prise au premier degré, et ce, depuis toujours. Dès lors... j’ai toujours préféré tester les réactions des gens, au lieu d’essayer de les faire rire. C’est beaucoup plus amusant ainsi, surtout pour moi. Même si... même si je ne peux guère me lâcher comme je viens de le faire. Ah... Quelle étrange journée. Quelle étrange soirée. Quel étrange défi. Est-ce que j’avais besoin de ça ? D’évacuer la pression ? Non, je ne sais pas. Ça s’est juste passé et c’est tout. Est-ce que quoique ce soit va changer après ça ? J’en doute.

Je lâche un long soupire, presque résigné, et me laisse retomber en arrière. Le sable est devenu froid. Mais après la chaleur de la journée, ce n’est pas plus mal. Distraitement, dans un silence que j’ai imposé malgré moi, j’observe le ciel nocturne et l’essaim de lucioles qui nous entoure. Je... réfléchis. Je réfléchis beaucoup à moi, ces temps-ci. A ma place, à celui que je veux être, à mes envies. Toute ma vie, je l’ai passée à suivre les directives de Mère, chose que je ne remets pas en cause. C’est juste étrange. Je me fiche bien d’être craint de tous. C’est même plutôt une bonne nouvelle, un bon présage pour mon règne à venir. Je le sais, c’est ce que je veux et ce que je cherche... alors pourquoi ? Pourquoi n’ai-je pas réprimandé Myo pour son comportement aujourd’hui ? Alors que j’en ai eu mille fois l’occasion ? Ah, je ne sais pas... Je ne sais pas ! Est-ce important ?

« Myo. » Je brise le silence des vagues et des rires lointains, attends plusieurs instants avant de reprendre. « Sois franc. Je veux savoir ce que tu penses de moi, et de cette journée. Est-ce le comportement digne d’un Empereur ?»

Je ne veux pas qu’Elsia soit au courant de ce que j’ai fait aujourd’hui. Personne ne doit savoir... mais je ne veux pas non plus l’effacer de ma mémoire.

Goyangi

Chasse aux lucioles

Myo

Ai-je eu un comportement digne d’un Empereur aujourd’hui ? Depuis toujours, c’est la seule phrase qui me revient, encore et encore. Elle m’est même jetée au visage depuis la seconde où j’ai appris à penser correctement. Depuis toujours, il m’a été demandé d’être digne. Digne de mon rang, digne de ma lignée, digne de mon rôle, digne de mon Père, digne de ma nation. Digne, je le suis. Je l’ai toujours été et je fais tout pour le rester. Mais aujourd’hui, tout s’est déroulé de manière si... étrange. Etrange, mais je ne parviens pas à la qualifier de folie. Non, chaque activité, chaque parole, chaque pensée, tout ça vient bel et bien de moi. Pas d’une fièvre quelconque, ou de je ne sais quoi. Est-ce digne d’un Empereur que de passer une journée à « s’amuser » sur une plage avec son vassal ? Est-ce digne d’un Empereur de s’amuser à taquiner son serviteur plus que nécessaire ? Est-ce digne d’un Empereur d’oser revêtir une telle tenue pour mieux partir à la chasse aux insectes... ? Ah... tout ça est trop étrange.
Une journée hors du commun, de mon commun en tout cas.

En manque de réponse, j’ose faire part de mon doute à Myo. Il gardera le secret, je le sais. Et même s’il ne le fait pas, nul ne le croira. C’est quelque chose que je ne peux pas parler à Mère. Avec tout le respect que j’ai pour elle, oser remettre en doute ce que j’ai fait n’est pas quelque chose qu’elle m’a appris. Et je n’ai guère envie de subir son courroux.

De nouveau, le silence s’installe. Je n’ai pas besoin de le voir pour le savoir, il ne s’attendait pas à une question pareille. Sans doute prend-t-il le temps d’y réfléchir. Sans doute. J’attendrai sa réponse, quelle qu’elle soit.

Oh... ? Vraiment ? Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Dès le moment où je suis pressenti pour remplacer l’Empereur, mon comportement est forcément digne d’un Empereur. C’est... plutôt logique. Qui peut prétendre pouvoir dire à un Empereur qu’il agit mal... ? A part peut-être Soma, lui-même, ou vaguement... si l’Empereur se montre particulièrement cruel avec son peuple ? Là, je peux facilement imaginer des hordes et des hordes de personnes s’avancer pour le renverser. Je ne suis peut-être pas apprécié du peuple, mais il est hors de question que je sois remis en cause de cette manière. Ce que je fais, je le fais pour la nation, pour la grandeur de Nael et rien d’autre. C’est tout et je n’ai pas à me justifier à ce sujet. Ah... il le voit. Lui, il le voit. Forcément, à force de m’accompagner pratiquement partout, il voit beaucoup de choses. Beaucoup de choses que le commun des mortels ne peut même pas imaginer. Imaginer un futur empereur juste se comporter... normalement, connaitre ses aspirations, son quotidien.

Il sait beaucoup de choses, mais ne sait pas tout. En tant qu’Empereur, personne ne peut me reprocher quoique ce soit. Mais Empereur, je ne suis pas. Et cette histoire de succession se complexifie de plus en plus. Je ne suis plus le seul, même si cela me dégoute de devoir l’admettre. Même s’il est entièrement injuste que cet être sorti de nulle part puisse revendiquer mon titre juste... juste parce qu’il existe ! Juste parce qu’il est né chanceux, avec une magie que ni moi, ni ma sœur ne possédons.

Et je suis censé accepter cette situation... ?

« ... » J’attends un peu avant de lui répondre. Dois-je me confier ? Dois-je juste lui montrer que je suis et resterai inébranlable ? « C’est là où tu te trompes. Je ne suis pas l’Empereur. Et je ne suis plus le seul à être pressenti pour ce rôle. »

Je me mords les lèvres, serre les poings, mais cette rage et colère qui montent en moi ne s’arrêtera pas si facilement. Je crois que cette fois-ci, je ne pourrai pas le masquer dans ma voix. Je le déteste. Je le déteste pour le simple fait d’exister. Pour le simple fait de remettre en cause tout ce que je suis. Je me fous bien de savoir qui il est et d’où il vient. Il me fait de l’ombre et je ne compte pas le laisser faire sans rien dire !

« Toute ma vie, j’ai travaillé dans l’optique de remplir au mieux le rôle d’Empereur. Mais à cause du bâtard de Père, tout est remis en cause. Tu as vu son épreuve finale comme moi, il est doté de la magie de Soma ! » Ce goût acre et acide... de la bile. « Le moindre écart m’est et me sera reproché, quand on ne s’attend à rien de lui. J’ai parfois l’impression que tout est bon pour m’écarter de la course. » Je me redresse, assis, pour mieux conclure. « Je ne me laisserai pas faire... quitte à me faire haïr pour de bon. »

Goyangi